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Homo semper ludens

Dernière mise à jour : 23 oct. 2023

Ce mois-ci on parle jeux et archéologie ! Après l’engouement cet été pour le concours Opération Archéo, j’avais envie de vous parler des jeux traitant d’archéologie. Il serait bien sûr, trop complexe et trop long de résumer ici tout ce qu’il y a dire sur ce sujet. Aussi c’est plus un guide, un premier contact que je vous propose à travers ces quelques lignes.

Tout d’abord et par souci de clarté, il ne sera question ici que du jeu dit « de plateau » ou « de société » ou assimilés (c’est-à-dire relevant d’une pratique sociale) et non du jouet (relevant lui d’une pratique individuelle).

Mais depuis quand le jeu de plateau existe-t-il ?


Historique

S’il est difficile de déterminer quand le jeu apparaît réellement, l’archéologie nous montre que l’Homme a très tôt joué. En effet, on trouve des traces de jeux dès le 3e millénaire avant J.-C. dans le Mausolée de Başur Höyük un site de l’actuelle Turquie. C’est donc là que notre périple ludique commence : petit tour d’horizon des jeux les plus célèbres des temps anciens.


Pions et dés du mausolée de Başur Höyük.
Pions et dés du mausolée de Başur Höyük.

À Başur Höyük, comme sur d’autres sites datant de la même de même période, par exemple en Irak, ce n’est pas un plateau que les archéologues ont pu trouver, mais une cinquantaine de pions et de dés de matières et formes différentes. On ne peut pas être sûr que ces ensembles ne relèvent que du jeu, mais c’est l’hypothèse la plus probable.


C’est à peu près à la même période que l’on date le premier des quelques plateaux du Mehen connus aujourd’hui. Ce jeu égyptien en forme de serpent lové semble être une sorte de jeu de l’oie où l’on devait probablement faire avancer sur des cases des pions (par exemple en forme de lion et lionnes que l’on a pu retrouver dans les mêmes contextes archéologiques que le plateau). On voit ici le lien entre religion et jeu : Mehen étant le dieu serpent protecteur associé à la barque de Ra. Ce même jeu est parvenu jusqu’à nous sous une forme moderne avec le jeu de la hyène encore joué au Soudan.

On reste en Égypte. À partir du milieu du second millénaire av. J.-C., le célèbre jeu du Senet[1] est attesté, à la fois grâce à la quarantaine d’exemplaires retrouvés mais aussi par de nombreuses représentations peintes ou gravées. Les règles précises ne nous sont pas parvenues même si nous avons une idée relativement nette du déroulement d’une partie. Le but du jeu est de faire sortir du plateau tous ses pions selon un chemin défini et un déplacement déterminé par le jet de bâtonnets. Ce jeu est souvent associé au jeu des 20 cases ou jeu des voleurs que l’on retrouve souvent au verso du plateau de jeu du Senet, bien que l’on trouve des traces encore plus anciennes. Le jeu des voleurs se joue avec des sortes de dés pyramidaux, mais il n’existe que peu de traces écrites de ce jeu dont les règles restent très obscures.

Dernier arrêt en Égypte avec le jeu du chien et du chacal. On suppose ici que chaque joueur possédait cinq bâtonnets et une zone de 29 trous et devait déplacer ses pions d'un nombre de cases défini par le hasard sur un parcours imposé contenant des cases spéciales (raccourcis, retour en arrière, etc.).


Direction la Mésopotamie, 2600 ans avant notre ère avec le jeu royal d’Ur dont le British Museum conserve l’un des deux exemplaires connus. Ce plateau de 20 cases à la forme particulière a longtemps suscité des hypothèses quant à ses règles jusqu’à ce que, dans les années 1990, Irving Finkel fasse le rapprochement avec le texte d’une tablette beaucoup plus récente, du second siècle av. J.-C., décrivant les règles d’un jeu. Ici il s’agit de faire sortir les pions par l’une des cases en suivant le chemin précis, rappelant le principe du jacquet ou du backgammon.[2]



Poursuivons le voyage vers l’Est, jusqu’en Chine, où l’un des plus vieux jeux encore en usage est apparu autour du premier millénaire avant notre ère. Il s’agit du Wéiqí - nommé jeu de Go par la suite au Japon. Ce jeu hautement stratégique, où l’on doit tour à tour placer une pierre blanche ou noire sur le plateau pour enclaver son adversaire, s’est rapidement développé dans toute l’Asie puis a conquis le reste du monde au cours des siècles.

Toujours en Chine, apparaît vers le milieu du premier millénaire avant notre ère le Luibo, un jeu dont on ne connaît pas précisément les règles malgré les nombreux exemplaires retrouvés, mais où il semble qu’il fallait au choix capturer les pions adverses ou faire sortir les siens hors du plateau.[3]


Les Grecs et les Romains aimaient vraisemblablement beaucoup jouer. Voici une petite sélection de jeux de la période antique gréco-romaine connus grâce à l’archéologie ou par les textes historiques : le pente grammai ou petteia sorte d’adaptation du Senet ; le jeu du delta, jeu d’adresse où l’on doit envoyer des noix sur les cases d’un triangle dessiné au sol ; le ludus duodecim scriptorum un jeu de stratégie où le hasard est absent (c’est assez rare pour le noter) basé sur l’art militaire : chacun des deux joueurs doit capturer le plus de soldats possible (on y voit les mêmes mécaniques que celles du jeu de dame ou des échecs) ; ou bien encore le ludus latroncules où l’on doit là encore sortir ses pions d’un côté du plateau, la forme du plateau se rapprochant plus encore du backgammon.[4]


Un peu plus tard, en Inde, le jeu du moksha-patamu est l’ancêtre du jeu des serpents et des échelles. Encore pratiqué aujourd’hui, le but est d’atteindre avec son pion l’extrémité du plateau. Ce parcours peut être accéléré ou ralenti par les échelles et les serpents présents sur le plateau. Ce jeu, apparu à partir du second siècle de notre ère, revêt un fort caractère religieux, l’avancement sur le plateau représentant l’élévation de la pensée et de l’âme bouddhiste et les serpents les pièges de la vie à éviter.


De l’autre côté des océans, l’Amérique précolombienne n’est pas en reste : de nombreuses représentations de jeux sont connues, dont le plus connu est le Patoli, jeu extrêmement populaire et qui perdurera sous plusieurs variantes au sein des différentes populations d’Amérique du Sud et centrale. Le but de ce jeu de stratégie est de capturer et de ramener les pions de l’adversaire. Le nom Patoli vient du terme « haricot », puisque ceux-ci servaient de dés dans ce jeu. Il semble que ce jeu revêtait une très forte connotation religieuse, visible dans le nombre de ces cases (52) en lien avec le nombre d’années du calendrier solaire. Ce jeu dans lequel on devait aussi parier était à priori extrêmement populaire et certains joueurs se seraient même vendus en tant qu’esclaves pour régler des dettes de jeu. Il est à noter que, par sa forme et son but à atteindre, le Patoli rappelle le Pachisi indien, apparu durant les mêmes périodes.

On retrouve, pour les mêmes aires géographiques, le tout aussi populaire Puluc où le principe de la prise de pions adversaires sur un plateau simple de 11 cases reste le même.[5]

Reproduction moderne d'un Hnefatafl

Retour en Europe, du Nord cette fois, pour évoquer le développement des jeux de tafl (« de table » en norrois). On inclut sous ce nom une série de jeux apparus à partir de 400 ap. J.-C. Ces jeux et leurs variantes ont tous un plateau carré avec cases sur lesquelles se déplacent des pièces, le but étant d’encercler son adversaire. On connaît ainsi le Hnefatafl, Ttawl-bwrdd, Alea evangelii, Brandub, Fidchell, Ard-Ri, Tablut



Il est difficile de parler de l’histoire du jeu de plateau sans évoquer les échecs. On ne s’attardera pas sur ce jeu, tant le sujet regorge d’articles et d’ouvrages très complets. Si l’on ne connaît pas exactement son origine, il semble dérivé du Chaturanga indien, apparu au début premier millénaire de notre ère. Que cela soit sous sa forme classique, introduite par les Arabes au Xe siècle de notre ère, ou dans sa variante plus ancienne chinoise, le Xiangqi, le principe reste le même. Il s’agit de capturer une pièce précise de l’adversaire. L’archéologie a pu nous livrer de très belles réalisations d’échiquiers et de pièces comme par exemple le très célèbre jeu dit « de Lewis » daté du XIIe siècle retrouvé en Écosse (mais fabriqué a priori en Norvège).


Il est plus complexe de continuer notre périple ludique pour les périodes plus récentes tant les témoins des pratiques de jeu se multiplient et se développent. On évoquera bien sûr l’apparition en Chine des dominos autour du Xe siècles, puis des cartes sur bambous qui, en Europe, prendront leur aspect plus classique à partir du XIIIe siècle en Espagne. C’est aussi en Espagne, à la même période, que paraît le Libro de los juegos première anthologie de règles de jeu qui nous renseigne sur de nombreux jeux (de dés, de cartes, de pions...).

Enfin l’ère moderne et contemporaine, par le développement d’entreprises dédiées à la fabrication de jeux, rend l’offre de plus en plus variée et plus large, même si l’on constate que les grands principes perdurent depuis très longtemps (à moins que cela ne soit nous qui décalquons des modèles actuels sur ces objets que nous ne connaissons parfois que très peu !).

Dans tous les cas, ces nombreux exemples montrent bien l’importance et le caractère universel du jeu. L’homme semble jouer depuis longtemps et partout. Mais… pourquoi joue-t-il ?


Pour aller plus loin :


Pourquoi joue-t-on ?

Il serait trop fastidieux de décrire ici toutes les théories du jeu développées par les sociologues et anthropologues au fils des années. Tentons seulement d’en tirer quelques grandes caractéristiques.

En premier lieu, le jeu semble concerner toutes les couches d’une société, depuis les camps militaires romains et leurs dés aux échiquiers luxueux tel que celui dit « de Lewis ». Évidemment, ne nous parviennent généralement que les exemplaires les mieux protégés contre les attaques du temps (inhumés dans les tombeaux princiers) ou bien ceux réalisés dans les matériaux les plus résistants (ivoires, pierre, métaux...). Mais les représentations picturales ou les sources écrites, lorsque l’on en a, attestent de la coexistence de jeux de qualités variables, destinés à tous. Certains jeux sont toutefois destinés à une élite, qui a le temps, l’oisiveté et l’éducation nécessaires pour en comprendre les mécaniques complexes. Mais alors, pourquoi le jeu arrive-t-il à se faire une place aussi bien dans les arrière-salles de bars louches que dans les cours royales du monde ?

Tout d’abord qu’il soit de hasard, de stratégie, d’adresse ou de réflexion, le jeu est un des éléments structurants de nombreuses sociétés. En effet outre l’aspect évident de divertissement, il possède d’une manière générale, une fonction d’apprentissage par le mimétisme ou par la réflexion. Il acquiert également une fonction sociale en établissant des gagnants et des perdants, ceux qui réussissent et ceux qui échouent (la plupart des jeux antiques se jouant à deux, créant de fait un ascendant d’un joueur sur l’autre). Enfin, le jeu possède une forte dimension religieuse. C’est le hasard (donc le destin ou les dieux) qui décide du résultat. Les dés, les osselets, les cartes : chacun est à la fois associé au jeu et à la divination (on a pu voir que de nombreux jeux antiques reposaient sur un système de dés ou assimilés). En latin, le terme fortuna correspond à la fois au destin et à la chance aux dés. La volonté de s’en remettre au hasard et surtout de gagner (donc de dépasser les embuches du destin) semble récurrent dans les logiques de jeu. Le dépassement de soi et l’accomplissement des objectifs sont également un point fondamental dans l’envie de jouer. D’ailleurs le plaisir de la victoire est bien souvent proportionnel à la difficulté du jeu.

Enfin, il est intéressant de noter que l’opposition entre les deux joueurs que l’on a pu évoquer (et son impact social) a été remis en cause ses dernières par l’émergence des jeux dit coopératifs où le but est de battre le jeu lui-même (on gagne tous ensemble ou on perd tous ensemble). Cette récente distinction est d’autant plus intéressante que les jeux reflètent bien souvent la société qui les développe.

Ce sujet mérite d’être creusé bien davantage ! Voici quelques ouvrages ou articles spécifiquement dédiés à ces questions :


Pour aller plus loin :


Et aujourd’hui ?

Bien évidemment, impossible de faire le tour de tous les jeux qui existent tant l’offre est devenue immense ces dernières années ! Regardons plutôt du côté des jeux ne traitant que d’archéologie. Force est de constater qu’il n’en existe que très peu… voire pas du tout ! En effet on ne compte, à notre connaissance, que deux jeux actuellement disponibles traitant véritablement d’archéologie - même si évidemment on peut, au détour d’un titre, trouver la mention d’archéologie ou d’archéologue mais cela s’arrête là.

Deux titres donc : Opération archéo et un autre jeu, un peu plus ancien : Archaeologia.


Opération archéo : Sorti des éditions Ludi concept, ce jeu de stratégie a vu le jour en 2017.

Vous incarnez dans ce jeu une équipe d’archéologues qui doit fouiller une aire, avant l’édification d’un centre commercial. C’est un exemple de jeu coopératif : on doit s’entraider pour arriver à caractériser chaque occupation et remporter la partie dans le temps imparti. Mathieu Baiget, le créateur, est de la partie et ça se voit. Son bagage archéologique lui sert à créer un jeu très immersif en terme d’ambiance, où l’on retrouve avec plaisir « les joies » de l’archéologie préventive.

Tour après tour, les joueurs devront ainsi fouiller le plateau et se reporter à un scénario qui expliquera ce que recèle leur case. Il faut aussi cumuler des artefacts : autant d’indices qui permettront d’identifier le site malgré les incidents qui émailleront la partie.

Ce jeu, entièrement fabriqué en France, joue la carte du 2.0 avec des scénarios disponibles (et régulièrement renouvelés) sur tablettes, et proposera bientôt du contenu en réalité augmentée.

Au-delà de l’aspect ludique, Opération archéo propose une expérience éducative avec un manuel d’archéologie accessible à tous.

Nombre de joueurs : 1 à 6

Durée d’une partie : 30 à 90 minutes

Âge : à partir de 9 ans


Pour aller plus loin :


Archaeologia : Le second jeu, édité par Old Casa games, est quant à lui sorti en 2014. On incarne ici un archéologue dont le but est d’avoir, à la fin du jeu, plus de renommée que ses collègues. Pour cela chacun va pouvoir acheter du matériel, se déplacer sur des zones de recherches et fouiller pour récolter les précieux artefacts qui feront votre renom auprès des musées.

Vous allez devoir ainsi gérer au mieux vos actions et celles de vos adversaires pour augmenter vos points par la fouille et par la réalisation de vos objectifs secrets. Le jeu, à travers ses très belles illustrations et son système à la fois simple et efficace, est une belle réussite.

Nombre de joueurs : 2 à 4

Durée d’une partie : 40 minutes

Âge : 8 à 1 000 000 d’années


Pour aller plus loin :


Au cours des recherches pour préparer ce billet, j’ai découvert un autre jeu mettant en scène des archéologues : Thèbes édité en 2007 et désormais indisponible. En voici le résumé : « Dans le rôle d'un archéologue, chaque joueur voyage en Europe pour acquérir les connaissances nécessaires pour mener à bien ses fouilles dans le bassin méditerranéen. Il s'entourera de moyen de transports, d'outils et d'assistants pour augmenter l'efficacité de son travail. Il participera à des congrès et organisera des expositions pour récolter les fruits de ses recherches. La gestion optimale du temps imparti aux archéologues rivaux sera la clé du succès ! ». S’il donne envie de le tester, je n’ai pu encore le faire, ni dans la version plateau ni dans la version carte (intitulé Thèbes : Pilleurs de tombes…). Alors n’hésitez pas à laisser votre critique en commentaire, si vous connaissez déjà !


Il est dommage de constater que l’archéologie, au-delà de ces titres, n’a pas suscité plus de jeux explorant d’autres concepts et d’autres types de gameplay. Pourtant le large succès des campagnes de financement participatives de chacun des deux jeux tendrait à montrer qu’il y a un public demandeur pour cette thématique. Bien sûr, l’édition ludique ne manque d’exemples de titres reprenant de manière plus ou moins exacte la donnée archéologique, à travers des univers historiques (Tikal, L’Âge de Pierre, Inis, Olympos, Louxor, Les piliers de la terre...).

Enfin, si les jeux actuels ne vous conviennent pas, vous pouvez toujours vous tourner vers les reproductions de jeux historiques, de plus en plus vogues. Que ce soit en boutique ou bien sur des sites spécialisés et, plus généralement, dans les musées, on trouve de plus en plus de fac-similés et d’éditions modernes des jeux qui égayaient les soirées de nos aïeuls. Là encore, vous pourrez pour quelques euros avoir vos dés romains ou votre plateau du moulin sur une pièce de cuir ou encore (pour plusieurs centaines d’euros cette fois), tenter de battre votre adversaire aux échecs avec des reproductions du jeu de Lewis.

 
 

N’hésitez à partager votre expérience ludique dans l’espace commentaires ou à apporter des précisions !

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